Mon 10 mai 1981
Ça ne s’est déroulé ni rue de Solférino, ni à la Bastille, mais dans mon village du Cambrésis, au milieu de mes amis.
En l’absence de rumeurs et de sondages, j’attendrai 20 heures et la grande nouvelle.
Fabrice à Waterloo loin du centre et ébloui par les étincelles de l’histoire ! La radio et la télé en plus.
À trente ans d’intervalle, j’ai conservé une claire conscience de cette journée dont je me rappelle tous les moments.
Ce dimanche avait pour moi débuté, comme lors de chaque élection, à huit heures, dans le bureau de vote que je présidais, encore à ce moment là situé dans une salle de réunion plutôt exigüe de la mairie de Rieux.
Il régnait quand même une fébrilité particulière, le regard brillant, complice que j’échangeais avec les électeurs nombreux qui m’indiquaient parfois d’un signe imperceptible leur accord et leurs espoirs.
Ces jours d’élection étaient devenus pour moi routiniers, mais en ce dix mai, une grande interrogation planait, hantés que nous étions par le souvenir amer de l’élection présidentielle de 74. Est-ce que François Mitterrand et avec lui une majorité du peuple de France allaient forcer le destin ?
Le dépouillement après 18 heures avait été rapide, méthodique. Assis à ma place de président de bureau je vérifie les bulletins qui reviennent en centaines et énonçai d’une voix blanche les petits verdicts terribles qui se succédaient : « nuls, exprimés, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand… »
Pour un observateur extérieur, les résultats pouvaient apparaître exceptionnels à 68%. Pourtant au vu des résultats du premier tour et connaissant bien l’électorat de ma commune, j’ai la sensation confuse qu’il manque à François Mitterrand une vingtaine de voix sur 1000 ! 2% qui permettent de perdre ou de gagner. Nous rentrons chez moi, en face de la mairie, avec deux ou trois amis pour attendre les résultats devant la télé. Vers 19h30 mon inquiétude se dissipe un peu, un ami passe bruyamment et brièvement, enfiévré, triomphal : « Je viens de Bouchain, c’est une commune de droite ! Ils ont voté Mitterrand ! On va gagner ! »
Vingt heures, la photo tellement attendue se déroule sur l’écran. C’est incroyable !
Mais repoussons l’émotion à tout à l’heure. Il y tant de choses à faire. Que fait le garde champêtre ? Je lui avais confié les clefs du clocher avec la consigne d’écouter la radio et de faire sonner les cloches à toute volée, comme jamais. Il est à un repas de communion et, sans doute pris par l’ambiance, a oublié ses sonneries mais il n’est pas loin et j’envoie un ami le rappeler à ses devoirs.
Il est 20h15, les cloches sonnent enfin la victoire dont, dans ma jeune carrière militante je n’ai pas encore connu le goût. Je sors dans la rue. J’aperçois ma mère qui n’habite pas loin courir vers moi éperdument. Elle m’enlace, je la soulève, nous tournons, tournons, tournons…Je devine ce qui défile dans sa tête, dans la tête de tous mes aînés. Le front populaire, Léon Blum, ça recommence !
J’avais discrètement suggéré à quelques amis musiciens de se rassembler devant la mairie en cas de succès.
Dès 20h30, j’entends claironner quelques notes et puis les refrains qui montent et la rumeur d’une foule qui se rassemble. Devant la mairie, je commence à distribuer les roses rouges d’une énorme gerbe commandée à mes risques et périls. Je suis écrasé par une foule joyeuse, un peu folle, chacun voulant la fleur du souvenir.
Il est 21 heures, un cortège désordonné précédé par la musique rassemblée se met en marche. Dans la musique, il y a mon père à la clarinette, mon frère au saxo, mes cousins, des dizaines d’autres, le drapeau de la section flotte au vent. Ghislaine, mon épouse est dans le cortège avec mes deux enfants ravis d’être là. Les musiciens font le tour du village et jouent alternativement deux morceaux : l’Internationale et la Marseillaise. Beaucoup chantent. Quelle victoire ! Quelle vibration sans égale !
Sur notre lancée, nous allons au village voisin d’Iwuy à l’initiative de quelques musiciens. Nous recommençons la même fête arrosée dans les mairies, dans les cafés.
Enfin nous décidons d’aller vers la ville, vers Cambrai, voir s’ils veulent fêter ça avec nous. Nous faisons jusqu’à épuisement le tour de la grand place. Comme ils sont des cambrésiens, pour eux, nous jouons uniquement l’Internationale.
Quelques huées sous les fenêtres de l’ancien maire socialiste Gernez qui a rejoint la droite parce qu’il refusait l’union de la gauche. Quelle erreur ! Il aurait pu être avec nous dans cette victoire sans exemple qui nous appartient à tous.
Il est bien tard, nous repartons finir la nuit chez des amis à quelques kilomètres.
Je me souviens que l’un d’entre nous essaye, bien en vain, de faire le poirier dans le jardin, humide de rosée.
Je rentre chez moi, cette nuit mémorable s’évapore déjà, le jour du 11 mai se lève. Avec mon ami Fernand qui ne m’a pas quitté depuis hier, nous rentrons encore étourdis et nous partons vers notre travail, lui vers son bureau, moi vers mon lycée.
La vie est à nous, vivement que ça recommence !
Christian Bataille